Pour la troisième année consécutive, le Ministère de la Culture organise la Nuit de la lecture le 19 janvier. Plus de 5 000 événements sont recensés sur le site dédié. Cette opération donne l’occasion de s’interroger sur le statut actuel de la lecture dans notre société contemporaine.
Et d’abord pourquoi faut-il une fête de la lecture ? Si on définit la lecture par l’activité de déchiffrage de texte, nos contemporains ne cessent de lire. Que ce soit dans la ville (signalétique, publicités), à leur domicile (factures, recettes, etc.) ou partout sur leur téléphone portable, ils passent leur temps à lire. La dernière enquête de Médiamétrie montre qu’en novembre 2018, 69 % de la population française s’est connectée tous les jours à Internet. Et le temps consacré aux écrans connectés est loin d’être négligeable puisqu’en moyenne, parmi les Français de 2 ans et plus, il est estimé chaque jour à 33 minutes sur ordinateur et 52 minutes sur téléphone portable.
Bien sûr, ils ne font pas que lire, ils accèdent à des vidéos, communiquent, écoutent de la musique, etc. Mais pour faire tout cela, ils ont recours à la lecture même si les assistants vocaux se développent. La lecture est donc omniprésente sur un support qui ne lui est pas historiquement associé. La lecture est en effet soutenue et défendue par le monde du livre. Le magazine Livres-Hebo (plus exactement son site web) relayait récemment l’estimation de Charles Chu selon laquelle les Américains pourraient lire plus de 200 livres par an avec le temps qu’ils consacrent aux réseaux sociaux. Sur France-Culture, Guillaume Erner pointait récemment la « disparition » dans les cinq dernières années de plus de 6 millions d’acheteurs de livres en Allemagne et leur migration vers les vidéos diffusées en streaming.
C’est que la lecture demeure largement reliée à l’imprimé et en particulier au support du livre. Des années 1960 à 90, elle a été pensée comme concurrencée par la télévision et aujourd’hui, le succès des écrans connectés auprès de toutes les générations constitue la nouvelle « menace ». La Nuit de la lecture prend donc place dans ce contexte de contestation à l’état pratique des formes institutionnalisées de la lecture par nombre de nos contemporains.
Au lieu de les laisser s’abandonner à l’appel d’Internet, il s’agit de leur rappeler les charmes et les vertus du papier. Notre nouveau ministre de la culture ne s’y trompe pas en décrivant la Nuit de la lecture comme « une fête ouverte à tous les lecteurs, quels que soient leur âge et leurs goûts ; une fête ouverte à tous les livres, quels que soient leur genre et leur format ». Il n’y a plus de mauvais livres ou de « mauvais genres » comme il en existait encore au temps où la lecture de romans policiers était vue avec mépris. Il s’agit de célébrer l’universalité de la lecture de livres.
Il faut dire que depuis 1973 les déclarations de pratiques intensives de lecture de presse et de livres connaissent une érosion régulière. Les enquêtes Pratiques culturelles des Français ont montré par ailleurs que chaque nouvelle génération lisait moins (de livres) que la précédente. Ce repli du livre est donc une tendance qui aura du mal à s’inverser.
Plus globalement, c’est le statut de la lecture dans notre société qui est remise en question. La culture littéraire ne fait plus partie des pratiques constitutives de la formation, du recrutement et de la vie des élites. Certes, notre ministre de l’Economie et des finances vient de faire paraître un récit, mais il est obligé d’expliquer qu’il l’a rédigé sur le temps de ses vacances et n’en tirera pas une légitimité supplémentaire.
Le fait est que le bac littéraire ne représente même plus un dixième du total des bacheliers en 2015. Les formations élitistes supposent des compétences mathématiques, juridiques, économiques. La lecture n’en est pas absente mais elle remplit une fonction instrumentale d’accès aux connaissances et n’est ni sa propre fin ni une source évidente de reconnaissance. Rares sont les romans faisant l’objet de débats au-delà du cercle du milieu littéraire. Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu en a fait partie au bénéfice du mouvement des gilets jaunes mais le dernier Michel Houellebecq, pourtant lancé à grand renfort de presse, a quitté bien vite l’actualité générale.
La Nuit de la lecture apparaît comme une réponse (modeste) à cet affaiblissement symbolique du livre dans notre société. Le monde du livre entend montrer et démontrer les charmes de la lecture. Comme les manifestations littéraires qui émaillent le territoire au printemps et à l’automne, au creux de l’hiver, elle vient rassembler les croyants et pratiquants du livre et au premier chef dans les lieux qui lui sont traditionnellement dédiés (bibliothèques, librairies, CDI). La Nuit sera donc avant tout un moment de communion des croyants et pratiquants autour d’une sorte de fétiche, pour les professionnels comme pour les amateurs. L’enquête sur les manifestations littéraires pour le Centre National du Livre montre que les publics de ces événements ont « plutôt le goût de la lecture et de la culture ».
Comment peut-on être lecteur ?
Si donc la lecture n’est plus une condition de la participation aux élites, pourquoi la lecture serait-elle encore d’actualité ? Si le livre n’est plus un support constitutif du statut des élites, il peut faire l’objet d’un investissement à titre personnel, encore plus facilement qu’avant. D’une pratique issue d’une contrainte sociale, la lecture devient un choix personnel. Et plusieurs sociologues n’excluent pas que l’érosion de la lecture soit en partie en trompe l’œil. Elle est en effet mesurée à travers la baisse des lectures déclarées. D’ailleurs, si le marché du livre tend à s’éroder ces dernières années (on attend -2 % pour 2018 d’après les dernières données GfK citées récemment par Livres-Hebdo), il ne s’est pas écroulé depuis les années 1970.
Nous serions confrontés à un affaiblissement de la place symbolique du livre autant (mais peut-être plus, ou moins) qu’à un recul de la lecture. Le repli de l’injonction à lire ouvre la voie à l’engagement personnel dans la lecture. Et la Nuit de la lecture cherche à s’adresser aux lecteurs par-delà leurs statuts. Le recours à l’idée même de nuit renvoie à ce moment de la vie où, avec l’obscurité, peut émerger une identité plus ouverte que celle du jour. Et sans surprise, de nombreuses animations auront lieu autour de l’idée de proposer aux lecteurs de choisir un livre qui leur est cher pour le lire en public, pour le faire découvrir à d’autres ou tout simplement pour l’emprunter dans un acte de liberté personnelle.
De la culture pour tous à la lecture pour chacun
Débarrassés de toute pression à la lecture, les adultes (parce que les jeunes sont toujours sous l’emprise du « il faut lire ») peuvent construire leur pratique à travers la diversité de ce qui les constitue (histoire personnelle, rencontres, loisirs, etc.). Certains cherchent à en faire le cadre d’un partage mais tous participent à un éclatement des références collectives. Derrière les quelques titres phares se cache une diversité considérable non seulement dans la production éditoriale (plus de 68 000 titres publiés l’année dernière) mais aussi dans les lectures telles que nous les révèlent les statistiques de ventes ou d’emprunt.
Olivier Donnat a montré que les livres vendus à moins de 10 000 exemplaires représentaient 63 % du total des ventes de livre en 2016. De son côté, le palmarès des prêts et des acquisitions en bibliothèque 2017 révèle que les 1 000 titres de livres les plus empruntés ne représentent que 12 % du total des 13 millions de prêts étudiés. Comme notre société dans son ensemble, la lecture est confrontée au défi de conjuguer les échelons individuels et collectifs.
Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Alors que l'agitation sociale est forte en France en ce printemps 2018, d'aucuns se mettent à comparer 2018 à 1968. Or, comme le dit l'adage, comparaison n'est pas raison, surtout quand l'on soumet les faits à l'analyse historique. Mai 68 a connu trois phases: une phase étudiante, une phase sociale et une phase politique. Peu s'intéressent aux causes de Mai 68 préférant s'attarder aux conséquences et à l'instrumentalisation politique qui en est faite. De même, dans les réunions de famille, Mai 68 reste un sujet de discorde parfois entre les baby-boomers et leurs enfants: les uns pensent que Mai 68 est responsable de tous les maux de la France depuis lors; d'autres préfèrent entretenir la légende dorée autour de ce mois historique. Les historiens travaillent en oubliant ce clivage et en croisant leurs sources. Le clivage droite-gauche s'est parfois joué sur la reconnaissance ou non que Mai 68 est bien une référence historique incontournable de notre société.
Mai 68, un phénomène social et mondial
Bien plus qu'un problème idéologique qui aurait concerné le plus souvent une minorité de jeunes et d'intellectuels, Mai 68 est d'abord un problème social à l'origine. La jeunesse veut rompre avec la France de la Seconde Guerre mondiale (résistante et héroïque) et les guerres coloniales. Elle lutte contre la guerre du Vietnam et pour la liberté sexuelle. Mai 68 est un mouvement étudiant et ouvrier qui débouche sur une crise politique, une quasi-crise de régime. Mai 68 a été un "test d'effort" pour nos institutions. Les ouvriers et les employés ont des salaires très faibles et des cadences de travail infernales. Des augmentations salariales sont espérées.
Il n'y a pas que la France qui est touchée. Partout dans le monde, les jeunes crient leur envie de liberté de parole et leur opposition au capitalisme américain; l'envie d'écouter du rock, etc. Cela dit, cela touche une partie de la jeunesse, celle qui sera dans les rues de Paris et des grandes villes de province - qu'on oublie souvent; on oublie souvent aussi que les lycéens ont lancé le mouvement dès 1967 sous la forme des CAL (comités d'action lycéenne).
Mai 68, une ligne de fracture?
50 années après, Mai 68 occupe toujours une place très importante dans les représentations des Français, dans leurs références. Cela fait partie des références que les Français nouent avec le passé comme la Guerre d'Algérie, les deux guerres mondiales. Mai 68 marque les mémoires, sans doute davantage que la fin de la Guerre d'Algérie ou que la prise du pouvoir par la gauche en 1981. De très nombreux articles et ouvrages tentent d'expliquer les raisons et les influences ; certains veulent en finir avec l'héritage soi-disant nocif de l'héritage de la référence "68" ; certains cherchent à en dresser un droit d'inventaire; enfin, d'autres voient en Mai 68 le début d'une autre ère. C'est plus compliqué que cela. Toujours est-il que Mai 68 fait partie du patrimoine historique français. Toutefois, les 50 ans de Mai 68 semblent avoir une portée plus importante que les précédents anniversaires décennaux. 1988 semble avoir été un tournant avec une génération 68 qui a pris le pouvoir, le pouvoir culturel notamment. Dans les ouvrages parus, il y a soit de la nostalgie, soit de la rancœur récurrente. Mai 68 est devenu peu à peu une référence essentielle.
Mai 68 responsable de tous les maux de la France?
Les hommes politiques instrumentalisent la mémoire de Mai 68: Nicolas Sarkozy, le 29 avril 2007 s'adresse à ses sympathisants à Bercy et s'improvise procureur de Mai 68; il veut "tourner la page une fois pour toutes". Mai 68 serait responsable de tous les maux de notre pays. Actuellement, dans le débat politique, il n'est pas rare d'entendre que la "génération 68" est gâtée et qu'une fois arrivée à la retraite, elle pourrait mieux aider les jeunes générations qui souffrent. Ce n'est pas bien perçu: c'est comme si on imputait à des millions de gens qui ont entre 65 et 80 ans la responsabilité des difficultés actuelles de la France. C'est injuste et pas très historique. Simone Veil, dans un ouvrage de 2007, Une Vie, est beaucoup plus nuancée que l'ancien président Sarkozy; elle parle d'une contestation des hiérarchies, des patrons, des ministres, entre autres. Son propos reste neutre et très réaliste, passionnée par Mai 68, mais pas surprise.
La gauche revendique très peu l'héritage de Mai 68; c'est l'extrême-gauche qui en parle, car la révolution n'a pas eu lieu en 68 et certains espèrent encore le Grand Soir. En 1981, François Mitterrand n'incarne pas du tout l'héritage de Mai 68; son parcours en témoigne et même si le "Changer la vie" reprend l'un des slogans de Mai 68. Mitterrand n'a pas une vision libertaire du socialisme. Les Verts sont sans doute les plus près de l'esprit de 68. Mais les propos de Nicolas Sarkozy en 2007 ont permis à certains cadres de la gauche de reprendre à leur compte l'héritage de Mai 68, en en faisant un véritable marqueur identitaire.
Si Mai 68 est si souvent accusé de tous les maux, c'est parce que l'événement lui-même est complexe. Souvent, on colle des étiquettes sur l'événement, ce qui ferme finalement le débat. Si on parle autant de Mai 68 n'est-ce pas pour essayer de trouver soit des solutions aux maux actuels ou bien des boucs-émissaires? L'héritage de Mai 68 est très difficile à manier et le faut-il d'ailleurs? Sans doute que nous avons besoin de recul pour apprécier encore mieux cette histoire sociale et politique, très mouvementée.
Mai 68, une révélation plus qu'une révolution
Mai 68 ne fut pas une révolution comme certains de ses opposants le disent. Ce fut pour beaucoup une révélation, une contestation, une accélération de la prise en compte de revendications déjà datées. Mai 68 ne fut pas non plus un combat intergénérationnel. Dans les manifestations de rue, jeunes et aînés défilaient ensemble. Ils avaient souvent des demandes sociales similaires, espérant que l'avenir serait meilleur, alors que la croissance battait son plein. Chacun a voulu profiter des fruits de la croissance et personne chez les manifestants n'a souhaité prolonger trop longtemps le mouvement tout comme les services d'ordre n'ont jamais cherché à tuer des manifestants.
Enfin, Mai 68 a-t-il été l'événement qui a plongé la France dans une ère très individualiste comme certains le disent ou l'écrivent? Non ; loin s'en faut. Il y a là un contresens, car les slogans de Mai 68 demandent une émancipation collective. Mai 68 est de même une période où la sexualité est abordée, mais pas de façon majeure et débridée comme les tenants d'un retour à l'ordre moral le laisse entendre. Mai 68 pense à une société d'entraide afin que tous aient un travail. Le chômage est résiduel à l'époque avec environ 500.000 chômeurs, mais il inquiète beaucoup les familles des futurs diplômés de l'Université.
Au final, Mai 68 peut être vu comme la révélation d'une distorsion profonde entre les structures politiques et des aspirations sociales anciennes.
Eric Alary est l'auteur de IL Y A 50 ANS : MAI 68 !, paru en octobre 2017 aux éditions Larousse