Depuis juin 2019, le ministère de l'Intérieur et l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) testent une application mobile baptisée Alicem, pour "Authentification en ligne certifiée sur mobile". Le but de ce service, utilisant la reconnaissance faciale, est double : simplifier les démarches administratives en ligne et créer une identité numérique hautement sécurisée. Sa conception a été confiée à Gemalto, une entreprise détenue par le groupe français Thales. Alicem devrait être lancée d'ici à la fin de l'année ou début 2020.
Cliquer sur le titre de ce billet pour lire l'intégralité de l'article sur le site de France Info
L'application fait déjà l'objet de plusieurs critiques, notamment sur le stockage des données personnelles. Mais c'est surtout son système de reconnaissance faciale qui suscite les controverses. La Cnil, le gendarme des données personnelles, s'inquiète qu'aucune alternative à ce processus ne soit proposée aux usagers. L'association La Quadrature du net a, pour sa part, déposé un recours devant le Conseil d'Etat, craignant une "banalisation de cette technologie". L'ANTS réfute toute mise en place d’une "société de surveillance".
L’inévitable débat sur la reconnaissance faciale arrive enfin en France, et le gouvernement esquisse sa réponse. Dans un entretien paru dans Le Monde du 15 octobre, le secrétaire d’État au numérique Cédric O, ancien cadre du groupe Safran, a notamment estimé qu’« expérimenter » la reconnaissance faciale était « nécessaire pour que nos industriels progressent ».
Mais cette prise de parole au plus haut niveau politique n’est que la partie émergée de l’iceberg. Car depuis des mois, notes et rapports officiels se succèdent pour souligner le défi que constitue l’« acceptabilité sociale » de ces technologies. Pour leurs auteurs, l’objectif est clair : désarmer les résistances à ces nouvelles modalités d’authentification et d’identification biométriques dont la prolifération est jugée inéluctable, et permettre à des industriels français comme Thales ou Idemia [une entreprise de sécurité numérique] de se positionner face à la concurrence chinoise, américaine ou israélienne.
L’enjeu est d’autant plus pressant que, contrairement à ce que laisse entendre Cédric O, les dispositifs de reconnaissance faciale sont déjà en place sur le territoire français. Depuis plusieurs années, des entreprises développent et testent ces technologies grâce à l’accompagnement de L’État et l’argent du contribuable. Le tout sans réel encadrement ni transparence.
La campagne participative de recherche-action Technopolice.fr, lancée début septembre par des associations de défense des libertés, a commencé à documenter les projets lancés au niveau national et local – à Paris, Nice, Marseille, Toulouse, Valenciennes et Metz notamment. Outre la reconnaissance faciale, d’autres applications greffées aux flux de vidéosurveillance et fondées elles aussi sur des techniques d’« intelligence artificielle » font également l’objet d’expérimentations, comme l’analyse des émotions ou la détection de « comportements suspects ».
Alors, face aux oppositions portées sur le terrain et jusque devant les tribunaux par les collectifs mobilisés contre ces déploiements, les représentants de l’Etat et les industriels font front commun. Leur but n’est pas tant d’expérimenter que de tenter de « rassurer » l’opinion publique, le temps d’œuvrer à la banalisation de ces technologies et de mettre la population devant le fait accompli.
Les garanties mises en avant dans la communication gouvernementale – instance de supervision sous l’égide de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), pseudo-consultation et adoption future de règles juridiques qui dessineraient un modèle « acceptable » de reconnaissance faciale « à la française » – sont tout bonnement illusoires. L’histoire récente l’illustre amplement. La loi « informatique et libertés », adoptée en 1978 en réaction aux premiers scandales liés au fichage d’Etat, n’a de toute évidence pas permis, comme c’était pourtant son objectif, de juguler l’avènement d’une société de surveillance.
Pire, dans ce domaine, la CNIL a vu ses pouvoirs systématiquement rognés depuis quinze ans, donnant le change à des présidents successifs ayant souvent contribué à cette impuissance. Quant à l’exemple des fichiers de police, il suffirait à démontrer que, même une fois inscrites dans la loi, les dispositions destinées à protéger les droits fondamentaux sont systématiquement contournées.
Or ces technologies biométriques augurent un changement de paradigme dans l’histoire de la surveillance. A terme, elles reviennent à instaurer un contrôle d’identité permanent et généralisé, exigeant de chaque personne qu’elle se promène en arborant une carte d’identité infalsifiable, qui pourra être lue sans qu’elle ne le sache par n’importe quel agent de police. L’histoire devrait nous servir de leçon : si nos grands-mères et nos grands-pères avaient dû vivre au début des années 1940 dans un monde saturé de tels dispositifs, ils n’auraient pas pu tisser des réseaux clandestins capables de résister au régime nazi.
En dépit de leurs effets politiques délétères, ces coûteuses machines seront incapables d’apporter la sécurité vantée par leurs promoteurs. Les milliards d’euros dépensés depuis plus de vingt ans au nom du « solutionnisme technologique » en vogue dans les milieux de la sécurité devraient là encore nous en convaincre : la technologie s’est avérée inopérante pour enrayer les formes de violence qui traversent nos sociétés. Sous couvert d’efficacité et de commodité, elle conduit à déshumaniser encore davantage les rapports sociaux, tout en éludant les questions politiques fondamentales qui sous-tendent des phénomènes tels que la criminalité.
C’est pourquoi, contre cette offensive concertée de L’État et des industriels qui, à tout prix, cherchent à imposer la reconnaissance faciale, nous devons dire notre refus. Aux États-Unis, après les mobilisations citoyennes, plusieurs municipalités, ainsi que l’Etat de Californie, ont commencé à en proscrire les usages policiers.
A notre tour, nous appelons à l’interdiction de la reconnaissance faciale.
Est-on tous surveillés ? Le gouvernement veut mettre en place deux mesures qui vont dans ce sens. Le ministre des Comptes publics, Gérald Darmanin, aimerait bien que le fisc puisse surveiller les réseaux sociaux pour scruter votre train de vie. Quant au secrétaire d’État au numérique, Cédric O, il voudrait faciliter les expérimentations de reconnaissance faciale pour la vidéo-surveillance.
L’État s’immisce un peu trop dans nos vies privées. Quand on vous dit que Google lit vos mails, pour y détecter vos envies d’achats ou de voyages, que Facebook stocke tous vos échanges à jamais, est-ce plus choquant que lorsqu’on vous dit que l’État français veut aller espionner vos activités sur les réseaux sociaux et qu’il veut surveiller vos allers et venues partout ?
Dire les choses comme ça peut apparaître comme caricatural, totalement exagéré, mais rien de ce qui vient d'être décrit n’est aujourd’hui de la science-fiction. Que veut exactement autoriser le gouvernement ?
Industrialiser des contrôles fiscaux d'un nouveau genre
Concrètement, si vous postez des selfies au bord d’une piscine dans une grande villa alors que vous gagnez 1.000 euros par mois, c’est suspect. Avec des capacités de calculs toujours plus grandes et l’intelligence artificielle, on peut industrialiser ces contrôles fiscaux d’un nouveau genre. Ce n’est plus votre voisin qui vous dénonce, c’est vous-même, avec votre propre vie numérique.
Le gouvernement voudrait aussi expérimenter une autre technologie en plein boom : la reconnaissance faciale. Pour s’identifier dans des démarches administratives, il suffit d’enregistrer votre visage. Comme toutes les innovations ça doit vous simplifier la vie sauf que derrière ça ouvre des questions vertigineuses notamment la possibilité d’une surveillance généralisée, à portée de technologie.
Le gouvernement voudrait aussi ouvrir un peu plus les expérimentations de reconnaissance faciale dans la vidéo surveillance. Si on possède votre profil, on peut vous identifier dans une foule ou dans les transports. Dans une ville comme Nice, qui détient le record de caméra au mètre carré, tous vos mouvements pourront être suivis en temps réel et enregistrés. Que vous soyez d’accord ou pas, honnête ou pas.
La première raison est économique et stratégique. Nous avons des champions de la reconnaissance faciale comme Idemia, leader mondial de la biométrie inconnu du grand public, ou le groupe Thales. Leurs concurrents sont des entreprises chinoises. Cet argument de la compétitivité de nos entreprises est toujours un peu bizarre. Nos derniers champions de l’espionnage de masse ont vendu à des pays comme la Libye ou l’Égypte des moyens de surveillance pour traquer leurs opposants politiques. C’est une drôle de compétitivité.
La deuxième raison qui pousse le gouvernement à vouloir autoriser la reconnaissance faciale c’est la pression de la police et de la gendarmerie, qui rêvent à voix haute "d’un contrôle d’identité permanent et général." Circulez, on vous surveille sans rien vous demander.
On ne passe pas d’une société de liberté à une société totalitaire forcément du jour au lendemain. Mais dans l’époque un peu agitée dans laquelle nous sommes, il faut faire attention et toujours penser à après-demain. Si on se rapproche d’un régime illibéral, comme on dit aujourd’hui, entre les mains de qui aurons-nous mis demain tous ces outils de fichage généralisé ultra puissants ? Le gouvernement a compris qu’il fallait en débattre. Est-ce pour limiter ces technologies ou les rendre acceptables ? C’est déjà un premier débat.
En novembre, la France veut lancer son dispositif ALICEM de reconnaissance faciale pour accéder eux services publics en ligne. Pour la Quadrature du net, mais aussi la CNIL, ce dispositif n’est pas compatible avec le règlement général sur les données personnelles. Nos libertés sont-elles en danger ? Martin Drago, juriste et membre de la Quadrature du Net, est l’invité de #LaMidinale.
« Il y en a déjà dans les aéroports et l y a eu une expérience lors du carnaval de Nice pendant trois jours - première expérimentation de reconnaissance faciale sur la voie publique ! La police peut accéder et faire de la reconnaissance faciale avec un fichier… et il y a cette expérimentation dans les lycées qui arrive. »
« Ce qui a motivé notre recours, c’est qu’il faut commencer à réfléchir à l’interdiction, voire à un moratoire sur le développement de cette technologie. »
« On entend beaucoup, de la part de la gendarmerie et de la police, qu’on serait en train de perdre la course à l’armement par rapport à la Chine ou aux Etats-Unis et qu’il nous faut un champion français. »
« [La gendarmerie et la police] nous expliquent qu’on a déjà des champions français mais qu’ils ne peuvent pas expérimenter leur technologie en France et qu’ils doivent aller l’expérimenter dans des pays étrangers ou le cadre des libertés va être un peu moins stricte. »
« Ce qui motive ces expérimentations, c’est de faire de la France l’une des pionnières de ces technologies. »
« Un des premiers problèmes des dispositifs de reconnaissance faciale, c’est que ça ne marche pas très bien. Comme tous les dispositifs d’intelligence artificielle, il y a des biais. »
« Il faut aller au-delà de la critique de ces biais et s’interroger intrinsèquement sur la technologie elle-même : est-ce qu’elle n’est pas trop dangereuse pour exister ? »
« Que cette technologie marche ou pas ? On s’en fout, on n’en veut pas. »
« ALICEM n’est pas une expérimentation, c’est un dispositif finalisé. »
« ALICEM sert à créer une identité numérique sur Internet pour accéder à certains services publics (…) et quand vous voulez créer cette identité numérique, vous êtes obligé de passer par un dispositif de reconnaissance faciale. »
« Pour l’instant, ça n’est que pour les gens qui disposent d’un téléphone Androïd et un passeport biométrique : il faut scanner avec le téléphone la puce du passeport biométrique et ensuite il faut prendre une vidéo de soi. »
« Le problème, c’est que le gouvernement nous explique que pour le faire, on a le consentement des gens (…), ce qui n’est pas le cas parce que vous êtes obligé de passer par un dispositif de reconnaissance faciale. »
« Le problème, c’est ce que veut faire le gouvernement des données liées à la reconnaissance faciale : le gouvernement ne respecte pas le RGPD [règlement général sur les données personnelles] sur cette notion de “consentement libre” car on ne peut pas contraindre les gens à utiliser leurs données personnelles. »
« Il y a le discours du gouvernement, notamment celui de Christophe Castaner qui fait le lien entre la haine, l’anonymat en ligne et le dispositif ALICEM. »
« Aujourd’hui, ALICEM n’est pas encore obligatoire pour tout le monde mais le risque c’est : que se passe-t-il demain ? »
« Avec ALICEM, la CNIL dit que le gouvernement ne respecter par le RGPD. Le gouvernement n’en a pas tenu compte et a publié le décret d’application ce qui nous a motivés à l’attaquer. »
« La reconnaissance faciale, telle qu’elle est voulue, c’est l’outil final de reconnaissance et de surveillance de masse dans la rue. »
« Contrairement l’ADN ou les empreintes, on sait quand on vous les prend. S’agissant du visage, on ne sait pas quand une caméra va vous repérer ou vous identifier. »
« C’est un dispositif qui peut être partout dans la rue et c’est une possibilité notamment dans le cadre des Jeux Olympiques de 2024 que le gouvernement voudrait mettre en place. »
« Ce dispositif a un effet énorme sur les libertés d’aller et venir, sur notre vie privée et aussi sur notre liberté d’expression et de manifester : si vous savez qu’en allant manifester, vous aller être identifié, vous n’allez peut-être pas manifester de la même façon. »
« Cette technologie est un normalisme : elle existe déjà sur certains téléphone portable et si vous l’utilisez pour accéder aux services publics ou pour entrer dans votre établissement scolaire, ça normalise la technologie et quand ça va arriver dans l’espace public, vous n’allez plus tellement réfléchir aux dangers pour les libertés. »
« Le gouvernement va utiliser l’argument de la peur et du terrorisme pour pousser ces technologies. »
« On parle de reconnaissance faciale mais il y existe aussi une assemblée de nouveaux outils, de nouvelles technologies de surveillance qui se développent, comme la vidéo de surveillance intelligente - qui va repérer certains comportements dans la foule - ou des micros - comme à Saint-Etienne qui vont repérer certains bruits. »
« On a lancé le mouvement Technopolis qui permet de se renseigner, de bien comprendre ces technologies, de les analyser, de voir les dangers sur les libertés. »
« C’est pas parce qu’on est frappé par un attentat qu’on a envie d’avoir ces technologies. »
« Il ne faut pas faire la comparaison avec le modèle chinois parce qu’en France, il se passe déjà des choses assez graves : la vidéo surveillance intelligente a déjà lieu à Valenciennes et à Toulouse. La reconnaissance faciale ainsi que des micros sont déjà en place dans certaines rues. »
« On a tendance à dire qu’en France, on n’en est pas encore comme en Chine. Alors que si, en France, il se passe des choses très graves. »
La nouvelle application d’identité numérique lancée par le gouvernement
On assiste en France à de plus en plus d’expérimentations sur la reconnaissance faciale, les portiques biométriques dans les lycées, au carnaval de Nice, ou encore dans les aéroports… Le Ministère de l’Intérieur et l’Agence Nationale des Titres Sécurisés lance une nouvelle application sur Android : Alicem. Elle propose aux citoyens de se créer une identité numérique pour tout ce qui est procédure administrative en ligne et ce, à partir de la reconnaissance faciale. Selon les révélations de Bloomberg hier, elle sera lancée dès novembre.
La France sera donc le premier pays de l’Union Européenne à utiliser la reconnaissance faciale pour donner aux citoyens une identité numérique. Mais cela pose de nombreuses questions, notamment sur la protection des données personnelles. Nous avons tenté de joindre le Ministère de l’intérieur qui n’a pas pu répondre à nos questions. Interview avec Martin Drago, juriste à la Quadrature du net, l’association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet. Il engage une action en justice contre l’État
Écouter sur le site l'interview de Martin Drago.